Nuage de fumée

Publié le par Léa Cassonade

Nous avons une voisine qui hante le centre commercial à la recherche de bonnes âmes - fumeuses - prêtes à lui donner quelques cigarettes.

Elle fait également le siège de l'appartement du dessous.
La dame, selon son humeur, lui en donne ou l'envoie ailleurs voir si elle y est. L'homme se contente de crier par la fenêtre : "Y'a personne, dégage!"

Toutes sortes de rumeurs circulent à son sujet. Elle est de celles à qui les enfants jettent des cailloux dans les chansons.

Un après-midi, je l'ai croisée devant la pharmacie. Elle m'a demandé des cigarettes. Je lui ai répondu que je ne risquais pas d'en avoir, puis sans réfléchir j'ai ajouté : "Venez!"
- Où ça?
- Chez moi, on va prendre un café!

Elle m'a regardée un moment d'un oeil éteint, puis a dit : "Mais c'est gentil, ça!", et elle m'a suivie.

Cette fois-là, elle s'est sauvée pendant que l'eau chauffait.

La seconde fois, elle a bu son café sans parler.

Mercredi dernier, en sortant de la boulangerie, je l'ai croisée. Je l'ai invitée à venir samedi. Pour la première fois, j'ai vu une ébauche de sourire.

Jeudi soir, elle m'a appelée depuis son appartement : "Je veux vous donner du couscous!"
- Mais c'est gentil ça!
Je suis montée et elle m'a donné une pleine casserole de couscous qu'elle avait préparé. (Non ya Nada, point d'oiseaux dans le couscous. Fin de la private joke destinée à ma soeur).

Aujourd'hui, samedi donc, elle est arrivée à 14h pile. Elle avait l'air toute joyeuse. J'ai préparé le café. A mon retour, elle pleurait. Elle a commencé à me raconter ses malheurs, et comme il y en avait vraiment beaucoup pour une seule personne, je ne savais plus quoi répondre.

Au bout d'un moment, j'ai réalisé qu'elle "n'était pas toute seule dans sa tête", comme dit poétiquement Bertrand. Elle pense, par exemple, que son médecin se rend invisible pour venir dans sa maison et lui pourrir la vie... Les aide-ménagères sont également suspectées d'invisibilité et d'actes de sabotage...
"Elles se rendent invisibles, elles viennent chez moi quand elles veulent, elles font ce qu'elles veulent, elles ont brûlé du café dans mon micro-ondes et maintenant ça pue et je dois tout nettoyer".

Quand j'ai entendu ça, je me suis dit que je tenais là un personnage hors du commun et j'ai sauté sur l'occasion.

"Je voudrais vous demander quelque chose. Quand vous étiez en Kabylie, vous connaissiez des contes?"

Elle n'a pas eu l'air surpris, comme la plupart des gens quand on leur parle de contes.

- J'en connaissais beaucoup, mais avec les médicaments j'ai tout oublié.
- Essayez de vous rappeler. Les contes ne partent pas, ils restent dans un coin de la tête.

Elle a réfléchi un peu, et c'est revenu! Elle m'en a raconté deux! Les souvenirs remontaient, et elle recommençait inlassablement le même conte en y rajoutant les détails oubliés.

A mon tour, je lui ai raconté une version de "Anaït, la fiancée malicieuse"*. Elle m'a écoutée très sérieusement. C'est vraiment le mot, "sérieusement". A la fin, elle m'a fait un immense sourire, de ceux qui transforment un visage, et elle a dit : "Elle est très belle, cette histoire. Je vais la raconter à mon petit-fils. Et à mon fils. Et à mon autre fils. Et à ma belle-fille."

Je crois que j'ai passé un des après-midis les plus étranges de ma vie. Les contes qu'elle m'a offerts sont tellement beaux que je vais les travailler et les dire.

Je n'ai jamais inhalé la moindre bouffée de cigarette, mais... je crois que ce que je fume sur la route du conte est plus puissant que le meilleur des "bangs" de chez nous!

(Mama, bang yaané hachich).


* "Anaït, la fiancée malicieuse" est la version de Luda. J'ai reçu une autre version de ce conte oralement, d'une conteuse bretonne. J'utilise le titre de Luda pour que vous puissiez savoir de quoi je parle, avec notre meilleur ami Google.


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M
<br /> Ouha!!! j'ai du mal à trouver les mots...en ces moments de peur de l'étranger, ça réconforte avec le genre humain, Oser la rencontre avec l'Autre...toute une aventure....<br /> J'aime "tes grains de folie" pas si fous que ça.<br /> <br /> <br />
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L
<br /> Ben écoute, j'ai redécouvert à Beyrouth que j'avais été sociable dans une autre vie... avant de me transformer en ours polaire...<br /> Résultat, je fais de la place dans la maison pour pouvoir à nouveau recevoir des gens!<br /> <br /> <br />